Depuis 2017, au cours de ses consultations, Fred de Casablanca, médecin généraliste passionné, demande à certains de ses patients – avec qui la confiance est suffisamment forte – s’il peut photographier leurs mains. Parce qu’elles sont révélatrices du premier contact avec eux lorsqu’il les accueille et les invite à entrer dans son cabinet, parce qu’il peut déjà y ressentir l’anxiété ou certaines tensions, la souffrance, mais aussi la sérénité ou l’exaltation, qui se confirmeront ou pas dans la manière dont ils poseront leurs mains une fois assis face à lui, ou quand il prendra leur pouls. La ligne de vie sur la paume, les veines apparentes, les articulations grippées, la pigmentation, la température... La description des mains est infinie.
Fred de Casablanca photographie en noir et blanc, en plan serré, dévoilant les marques laissées par le temps et par la vie sur le corps et la peau de ses patients. Les images sont éclairées par de brèves histoires recueillies lors de la consultation qui sont autant de témoignages de vie et de précieuses paroles sur le soin aujourd’hui. Le médecin généraliste est le premier médicament. De son bon dosage dépend la qualité de la relation médecin- patient, transposée dans ce livre avec une empathie rare.
EXTRAIT DU TEXTE DE CHRISTIAN CAUJOLLE
« La réalisation de la série de Fred de Casablanca, intime et profonde mais qui ne nous transforme jamais en voyeurs, n’est possible que dans l’échange, par l’échange. Une pratique collaborative qui ne réduit en rien la fonction et la responsabilité du photographe, mais qui gère au mieux les questions qui peuvent entourer la légitimité d’un portrait photographique. Car, même si l’on ne voit pas les visages, si les photographiés ne sont pas reconnaissables, c’est bien de portrait qu’il s’agit. Pas d’un face à face aboutissant à un portrait, mais d’une façon de regarder ensemble dans la même direction. [...]
Pour respecter l’impossibilité de montrer le visage de ses patients, Fred de Casablanca a mis au point un dispositif astucieux qui n’a rien de formaliste car il ne se laisse pas aller à la répétition d’images ou de structure. Résultat d’un échange intense basé sur des années de compagnonnage et malgré une durée de prise de vue brève, cet ensemble devient une forme singulière d’album de famille affectif et affectueux. Sur des bases profondément humaines. »
Christian Caujolle est directeur artistique et commissaire de nombreuses expositions internationales. Cofondateur de l’agence VU’ en 1986, personnalité incontournable du monde de la photographie contemporaine, il a rédigé les textes de nombreux catalogues et monographies de photographes. Il dirige le festival Photo Phnom Penh au Cambodge, qu’il a créé en 2008, et il est conseiller artistique du Château d’Eau (Toulouse) depuis 2020.
Les mains patientes (2022)
Éditions Le Bec en l’air
18,5 x 24,5 cm, 112 pages, couverture cartonnée 60 photographies noir et blanc
EXTRAITS DES TEXTES DE FRED DE CASABLANCA
« Il y a des gens qui font tout bien comme il faut. Ils se couchent tôt, ne fument pas, ne boivent pas, mangent bio, vegan, font du yoga ou de la méditation. Cela ne suffit pas pour battre des records de longé- vité. On peut avoir une conduite exemplaire et mourir d’un cancer foudroyant en six mois. Fernande, 75 ans, fait tout le contraire. Elle picole dès midi, fume sa première clope à six heures du mat’ avant d’enquiller les trente autres. Elle me dit que c’est trop tard pour arrêter quoi que ce soit. Je pense que si elle arrête la boisson, il y a de grandes chances qu’elle se retrouve en delirium tremens. Le reste de son temps, elle fait des mots croisés et regarde la télévision. Ses enfants l’ont oubliée depuis longtemps et son mari, qui n’a jamais fumé, est mort d’un cancer du poumon il y a cinq ans. Elle soutient les Gilets jaunes en portant un manteau en faux léopard. À chaque consultation, je me contente de lui renouveler ses médicaments. L’autre jour, en la raccompagnant, je lui ai avoué que j’avais rêvé d’elle. Dans ce rêve elle m’annonçait qu’elle avait arrêté de fumer. »
« Certains couples consultent ensemble en toutes circonstances. Cela pose des problèmes pour entrer vraiment dans la confidence et l’intimité, et pourtant avec Anne et Carlos on parle de la diarrhée de l’un ou des palpitations de l’autre sans aucune difficulté. Je peux examiner Anne sous le regard de Carlos et vice versa. Cette situa- tion dure depuis 25 ans et c’est comme une valse à trois temps. Je n’imagine pas une consultation en face à face car cela voudra dire que l’un d’eux aura disparu... »